lundi 8 juin 2015

La clef (Une photo, quelques mots #41e)



@Leiloona

Décembre 2007
- "On le met où? Il faut un endroit stratégique, pour qu'on le voit bien. 
- Parce que tu penses repasser souvent devant?
- Non, ça me suffit de savoir qu'il est là."
Mathilde riait de l'euphorie qui grisait Julien. 
Elle avait cédé à sa demande insistante. 
Lui, l'éternel romantique, voulait sceller leur amour par un cadenas qu'ils placeraient ensemble sur ce pont qui en contenait déjà quelques uns. 
Elle, la cartésienne, ne voyait pas vraiment d'intérêt à cette démarche, à part celle de faire comme tout le monde. Mais elle n'avait pas besoin de cette pseudo mascarade symbolique pour savoir que leur amour n'était pas comme les autres. 
Un sourire lumineux creusait les pommettes de Julien, ses yeux brillaient. Le bonheur se lisait sur son visage.
Rien que pour l'image qu'il renvoyait, Mathilde se félicita d'avoir accepté.  

Mai 2015
Le regard de Mathilde engloba successivement la cour carrée du Louvre qui lui faisait face, les boites des bouquinistes, et les péniches des bateaux mouches qui passaient sous ses pieds. Elle tourna lentement le regard vers le Pont Neuf, et la majestueuse Notre Dame qui l'impressionnait toujours autant. Derrière elle passèrent quelques étudiants serrant sous le bras leurs cartons à dessin, pressés de se rendre aux Beaux Arts. 
Lentement, elle s'approcha de la rambarde du Pont et contempla le désastre. 
Comment retrouver ce fichu cadenas parmi tous les autres? 
Elle soupira avant de se traiter d'inconsciente. 
Depuis qu'elle savait que les "cadenas d'amour" allaient être enlevés, elle n'avait eu qu'une idée en tête : retrouver le leur, celui que Julien avait accroché pour eux sept ans plus tôt. 
C'était vraiment n'importe quoi! 
Pourtant, elle se souvenait précisément de l'emplacement que Julien, après une longue réflexion, avait choisi : rambarde face à Notre Dame, second lampadaire,  compter trois noeuds du grillage, vers la droite et vers le bas. 
Elle compta. Des dizaines de cadenas se superposaient à cet endroit-là. Elle ne reconnut pas le leur. 

Pouvait-elle vraiment avoir oublié tout ce qu'ils avaient vécu? 
Depuis ce jour où elle avait plié bagages, incapable de supporter sa culpabilité et sa présence auprès de Julien, elle s'était forcée à oublier. En vain. 
Le jour du cadenas, ils fêtaient leur première année ensemble. Un petit week-end improvisé à Paris, pour l'occasion. Ils étaient fous l'un de l'autre et avaient vécu encore près de deux belles années d'idylle.
Jusqu'au drame. 
Jusqu'à ce jour funeste, cette dispute au sujet de l'invitation de la sœur de Julien, qui tombait mal. Mathilde ne voulait pas y aller, Julien avait insisté. Ils s'étaient disputé. Julien avait alors un peu trop bu toute la soirée, et Mathilde avait pris le volant, se maudissant de ne pas avoir été assez ferme dans son refus d'honorer cette invitation tardive. 
Deux heures de route en pleine nuit, avec la fatigue et en prime un passager éméché qui tirait la tronche. Charmant. 
Une heure plus tard, l'accident se produisait. Un camion au ralenti arrivant en face, une voiture qui s'attaque à le doubler. Le choc fut inévitable. D'une violence inouie. 
Les jours qui suivirent, Mathilde les vécut dans un brouillard épais, assommée par les antalgiques censés calmer la douleur de ses multiples fractures, brouillard entrecoupé de mots terribles : "coma", "paralysie"... 
Julien était dans cet état par sa faute. Mathilde connut alors le calvaire de la culpabilité et de l'impuissance. 
Incapable de faire face, de supporter les regards de reproches des parents de Julien, elle avait choisi la fuite. C'était mieux pour tout le monde. 
Si Julien pouvait se reconstruire, il valait mieux que ce soit sans elle. 

Chassant les terribles pensées qui l'assaillaient, Mathilde se força à se concentrer sur la rambarde du pont. 
Elle se souvint alors qu'après avoir verrouillé le cadenas, ils n'avaient pas voulu jeter la clef dans l'eau, comme la coutume l'exigeait. Ils l'avaient simplement planquée dans un interstice du bois, en riant comme deux gosses.
Mathilde recula de deux pas, et fixa le sol. 

Une voix familière lui parvint soudain, une voix douce, un souffle sur sa nuque, juste derrière elle, tandis qu'une main ouverte lui tendait une petite clef : 
- C'est ça que tu cherches?"


Quarante et unième participation à l'atelier du lundi, de Leiloona de Bric à Book. J'ai adoré écrire à partir de cette photo!

12 commentaires:

  1. J'aime beaucoup ton texte, bravo ! Des épisodes très durs mais la petite note d'espoir qui va bien ;)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci ma Stéphie!
      Tu me connais, ça finit toujours bien, chez moi.

      Supprimer
  2. Oh, c'est mimi, la fin ! C'est impressionnant l'importance que peuvent avoir ces symboles dans l'imaginaire ! et l'espoir que cela porte ! Joli texte !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci monesille.
      J'aime les notes d'espoir dans la vie!

      Supprimer
  3. Joli et terrible à la fois mais la fin est... pleine d'espoir !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Fred Mili.
      Je me rends compte que mes textes sont souvent plein d'espoir.

      Supprimer
  4. Mon texte part sur une idée similaire mais le tien fini avec une note d'espoir qui fait du bien!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah, merci Amandine.
      Du coup je file voir le tien!

      Supprimer
  5. J'ai aimé lire cette histoire très touchante, bravo !

    RépondreSupprimer
  6. Mère de traumatisé crânien, forcément ce texte me parle.
    Oui, il peut y avoir un avenir après un TC grave, mais combien de couples et de familles brisés par l'accident ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Adèle.
      Je ne suis pas maman d'un traumatisé crânien, mais dans la famille on connait ça aussi, et je comprends tout à fait ton sentiment.

      Supprimer