lundi 1 février 2016

Le vent léger sous la robe de Jeanne (Une photo, quelques mots #58)


© Julien Ribot


La maison n’est plus qu’à une centaine de mètres. Le père Lachaux me chauffera les oreilles lorsqu’il découvrira les marques laissées par mon vélo au milieu de ses labours bien droits. Je me souviens encore de la rouste qu’il m’avait passée quand, à dix ans, j’avais coupé à travers son terrain pour gagner la course contre mon frère. Henri avait gagné. A cette époque, la route des Versannes était sans surprise. On n’y faisait pas de mauvaise rencontre. Mais maintenant…
Merde ! C’est le seul moyen et pourtant c’est tout aussi risqué. En traversant, je serai totalement à découvert. Le prétexte du raccourci suffira-t-il ? 
Déjà, pour m’arrêter et réfléchir, j’ai dû faire mine d’avoir envie de pisser pour ne pas éveiller les soupçons. C’est qu’ils ont de bons yeux, les bosch ; et un sacré flair, aussi. Ils te repèrent le seul type qui n’a pas la conscience tranquille au milieu de cent personnes. De vrais chasseurs. Des chiens. 
Bon sang, Pierrot, secoue-toi ! Plus j’attends, plus je joue avec le feu. Pas comme le feu qui brûle, là, dans le bas-ventre, quand je vois la jolie robe légère de ma jolie Jeanne qui se soulève lorsqu’elle roule à côté de moi.  Pas celui-là, non, même si j’aurais préféré. Le feu des balles, celui qui s’arrête que quand t’es mort. 
Déjà, j’en vois un qui se tourne vers moi. Il en met un temps, pour pisser ! il doit se dire. C’est louche, je sais. Heureusement, j’ai vu le barrage de loin, quand j’étais en haut de la côte des Feuillardiers. Satanée côte, elle m’aura, celle-là, si les bosch m’attrapent pas avant. Un quart d’heure de montée qui vous tue les mollets. Et sinueuse, en plus. Pas toute droite pour que tu puisses baisser la tête et souffrir sans te soucier de la route, mais des virages bien marqués, aussi. Pas étonnant que j’ai eu besoin de reprendre mon souffle, un peu. 

C’est à ce moment que je les ai vus. Les barrières blanches, les deux qui font le plancton avec leur mitraillettes collées au torse. Et la traction noire de Monsieur Thomas, le maire. 
Sur le coup, j’ai pensé :
Nom de Dieu… Ils le tiennent… le père de Jeanne, ils le tiennent.
Mes mains tremblent. Je dois y aller, mais mes jambes refusent d’avancer. 

Alors je me penche vers mon vélo, j’attrape la chaîne et je tire de toutes mes forces. Si elle est cassée, alors je pourrais traverser sans être inquiété. Qui marcherait le long de la route à côté d’un vélo en rade, alors que le raccourci lui tend les bras ? 

J’essuie ma main graisseuse dans le mouchoir brodé par ma mère que je fourre dans ma poche droite. Je redresse le vélo et fais mes premiers pas dans le champ du père Lachaux. 
J’avance, déterminé, mais vacillant. Mes pieds s’enfoncent dans la terre meuble et humide de ces tranchées minuscules. 

Je pense à Jeanne. Il faut que je la prévienne.
Pour son père, je vais lui dire.
Mais qu’elle ne craint rien. Qu’avec moi elle ne craint rien.
Rien.
Déjà, j’entends que ça s’agite, au bord de la route. Le ton monte.
« Halte ! »
Mon sang se glace mais je fais comme si je n’avais pas entendu.
« Pierrot, cours ! », crie Monsieur Thomas.
Je laisse tomber mon vélo et m’élance, tant que mes jambes me portent.
Mes oreilles, elles, bourdonnent encore du coup de feu qui vient d’être tiré. 

4 commentaires:

  1. Une chouette intensité dramatique. Cette plongée dans l'histoire est très réunnie et ton "plancton " m'a fait sourire.

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    1. Merci Sabine!
      Oui, plancton, c'était fait exprès, parce que Pierrot ne maîtrise pas forcément l'expression.

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  2. Toute une page d'Histoire en quelques mots.....Ceux de l'héroïsme obscur et ordinaire...

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    1. Oui, voilà, des héros que tout le monde oublie.

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